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Écouter l’invisible : l’histoire d’une rencontre
- 7 mars 2025
- Catégorie : APQS Rehab
Il était un de ces jours où le temps semble se figer. Une atmosphère lourde d’attentes et de silences où l’air paraît plus dense, presque palpable. Je m’apprêtais à recevoir un patient particulier, quelqu’un dont le dossier avait fait frémir d’empathie plus d’un professionnel avant moi.
Lorsque Marc est entré dans la salle, il portait sur lui plus que le poids de son corps. L’allure affaissée, la démarche hésitante, mais ce sont surtout ses yeux qui m’ont marqué. Des yeux où se mélangeaient fatigue, douleur et cette lueur si fragile d’un espoir à peine perceptible. Marc souffrait d’une pathologie lourde, dégénérative, implacable. Son corps trahissait des mois, des années de lutte silencieuse. Mais c’était son âme qui semblait la plus abîmée, la plus atteinte par cette maladie qui grignotait chaque fragment de sa dignité.
Je me suis assis face à lui, résolu à écouter. Non pas ses symptômes, non pas les protocoles qui remplissaient des pages et des pages de son dossier médical. Mais Marc, cet homme derrière la souffrance.
Il a commencé à parler lentement, par fragments. « Je ne suis plus moi… plus vraiment… ». Il n’y avait ni plainte, ni colère apparente dans ses paroles. Juste un constat brutal, sans fard, sur cette perte de soi. Il évoquait la douleur physique, bien sûr, la dégradation de son corps qui lui échappait. Mais rapidement, il a bifurqué sur une autre dimension : « C’est comme si je n’avais plus de place nulle part. Ni dans ce corps, ni dans le regard des autres. »
C’est là que j’ai compris que notre échange ne porterait pas seulement sur le traitement ou la gestion de la douleur. Il avait besoin d’être vu, vraiment vu. Pas seulement comme un patient, mais comme un être humain qui se débattait pour rester debout dans un monde qui le tirait vers le bas.
Je lui ai demandé ce qui le pesait le plus, ce qui l’épuisait au-delà de la maladie. Après un long silence, il a soufflé, presque en s’excusant : « C’est l’indifférence, vous voyez ? Pas celle des médecins ou des infirmières, ils font ce qu’ils peuvent. Mais l’indifférence du monde. De mes proches. Ils ont peur, je crois. Peur de ce que je deviens, peur de ce que je leur renvoie. Alors, ils prennent leurs distances, tout doucement. » Il y avait dans ses mots une lucidité qui glaçait. Il n’attendait pas d’empathie, il n’attendait plus qu’on le comprenne. Il voulait simplement être entendu, sans filtre, sans jugement.
Dans ces moments, je me rends compte que l’écoute n’est pas un simple acte de compassion. C’est un espace de réconciliation, où le patient peut déposer le poids de ce qu’il n’ose plus dire. Le silence entre ses mots m’a révélé bien plus que ses phrases : il me racontait une solitude immense, celle que même les traitements les plus modernes ne peuvent guérir.
Nous avons parlé longtemps ce jour-là. Nous n’avons pas résolu sa maladie, bien sûr. Mais peut-être avons-nous réussi à apaiser, un peu, ce sentiment de délaissement qui l’étouffait. En partant, Marc m’a adressé un sourire, rare et fragile. « Merci… pour cet espace. Pour ne pas avoir fui. »
Ce sourire-là, je le garde en mémoire. Parce qu’il me rappelle que nous, professionnels de la santé, psychologues, éducateurs, kinésithérapeutes, psychiatres, coachs — nous avons parfois entre nos mains bien plus qu’une simple intervention. Nous sommes les gardiens d’une humanité qui, dans les moments les plus sombres, a tant besoin d’être restaurée.
L’écoute n’est pas un luxe. C’est une nécessité. Pour eux, pour nous. Pour que le soin ne soit pas uniquement une question de traitement, mais aussi une main tendue vers l’autre, une lueur dans l’obscurité.
Parce qu’au fond, ce que Marc nous enseigne à tous, c’est que même lorsque les mots nous échappent, même lorsque la souffrance paraît trop grande, il reste toujours une chose que nous pouvons offrir : être là, avec eux, dans leur lutte silencieuse.
